mardi 25 mars 2014

L'Asile des photographies




J'ai vu l'expo L'Asile des photographies à la Maison Rouge à Paris, et c'est pour moi le genre de travail, dans la photographie, ou même dans l'art contemporain, qui fait vraiment sens et me laisse des traces.
Justement, à propos de traces, c'est ce dont il est question :

Il s'agit  d'une "commande" faite au photographe Mathieu Pernot et à l'historien Philippe Artières par Le Point du jour (centre d'art de Cherbourg), lui-même sollicité par une institution de santé, la Fondation Bon-Sauveur. Avant la destruction des vieux bâtiments de l'hôpital psychiatrique de Picauville, est née la volonté de réaliser quelque chose pour la mémoire du lieu et des gens qui y ont séjourné. Et de réaliser quelque chose dans le domaine de l'art.
Je n'y connais rien, mais je dirais que ce genre de démarche doit être rare, et rien que cette genèse-là est fabuleuse.

Or, il s'avère que de nombreuses archives ont été conservées dans cet hôpital, essentiellement photographiques, mais pas uniquement. En découvrant ces trésors, religieusement conservés, mais pas scientifiquement classés, recensés, et comportant des trous, il a semblé aux auteurs qu'ils devaient les mettre en scène comme ils leur sont apparus, retranscrivant ainsi leur expérience, un peu comme si l'on tombait sur des vieux albums de famille. Il ne s'agit pas pour autant d'un déballage exhaustif, leur patte est bien là. 
Au travers des différents documents se mêlent petite et grande histoire, entre photos de fêtes et d'autres de destruction des bâtiments par la guerre. Dans ce lieu retranché où vivaient des "aliénés" et ceux qui s'en occupaient, c'est l'histoire ordinaire que l'on retrouve, c'est nous.
S'y révèlent aussi différents usages et époques de la photographie dans le XXe siècle. C'est un asile des photographies.
Mathieu Pernot a parallèlement réalisé des photos du lieu qui lui a été donné de pénétrer avant sa destruction. 
Sont encore visibles quelques documents de dossiers médicaux faisant allusion à la pratique de la psychiatrie sur des individus au cours du XXe siècle.

Outre le fait que j'aime énormément regarder les albums de famille (tous ceux que je peux trouver sur ma route, sans même savoir qui est qui), l'ensemble de ce travail, tant son contenu que ce qui l'entoure et ce qui l'a fait naître, est une très belle histoire dans laquelle on plonge volontiers et qui a son importance dans notre monde. Cela me renvoie à des questions cruciales aujourd'hui où tout se renouvelle sans cesse : que fait-on du contenu de nos greniers ? quel regard lui accorde-t-on et comment le regarde-t-on ?
J'y suis allée aussi éclairée par ce que j'avais écouté de Christian Caujolle sur la photo vs. l'oubli, c'était une bonne préparation.

C'est jusqu'au 11 mai à la Maison Rouge.

mercredi 19 mars 2014

Petites réalisations


Quand Loulou se déguise c'est du sérieux.

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Des bavoirs pour lilliputiens :


Patron issu des Intemporels pour bébés d'Astrid Le Provost.

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Un chapeau d'été pour 
Mistinguette, avec un reste de tissu et du plumetis :


Patron issu des Intemporels pour bébés d'Astrid Le Provost.


Mistinguette a vite fait de renfiler le bonnet de sa tía, le gilet de sa mamita et les bottes de pluie. C'est plus adéquat pour observer le chien des voisins du haut de sa tour de guet.


mercredi 12 mars 2014

Mes "petits anges"



Je suis une looseuse de la lecture. 
Il me faut tellement d'efforts pour digérer ce que je lis que le plus souvent l'instant de grâce se meurt avant d'être arrivée "au bout". 
Après tout, Brassens ne répondit-il pas à Püppchen, dans les premiers temps de leur rencontre : "Aujourd'hui, j'ai lu une page." ?
Parfois, selon les oeuvres, selon ma lubie du moment, me prend une soif que je ne peux étancher et je suis prête à dévorer. 
Ces phases de lecture sont des îlots dans un grand désert. Je ne sais pas pourquoi je préfère vivre la plupart du temps dans le désert. Remarquez, c'est un bon lieu de digestion.

Je profite d'une bouffée qui m'a permis d'achever, après une pause très prolongée, une lecture bien dense. Je vous exhorte aujourd'hui à lire, non pas un texte court, mais carrément un roman : Tempo di Roma. La providence me l'a mis entre les mains l'été dernier. Jimmy, un "petit type" qui vient du Nord, nous entraîne dans son exil à Rome, où il atterrit après la guerre. On le suit dans ses errances et ses rencontres. L'écriture est virtuose, puissante et lumineuse. Elle marque.
Alexis Curvers est un auteur belge du XXe dont je n'avais jamais entendu parler. Ce n'est pas tous les jours que l'on tombe sur une belle âme.

Evidemment, dans l'enveloppe du roman, ce sont plein de petits passages qui font ma nourriture. En voici seulement quatre pour peut-être vous donner envie, mais comment choisir ?

"J'avais déjà quitté dans ma courte vie bien des lieux et bien des personnes que je ne reverrais jamais. Mais je ne m'accoutumais pas aux séparations. Si je m'étais écouté, j'aurais demandé à tous ces habitants de Carpi de me conter leur histoire et de me donner régulièrement des nouvelles par la suite. Il m'arrive de m'éveiller la nuit en pleurant, pour avoir rencontré en rêve des visages dont je ne sais même plus en quelles circonstances j'ai enregistré les traits, deviné le secret, accepté le sourire ; réels cependant, et distincts, mais tous, comme des ombres, me suppliant de ne pas les oublier. Et je savais que les habitants de Carpi, dont j'ignorais absolument tout sauf les quelques regards qu'ils avaient échangés avec moi entre le soir et le matin, renaîtraient ainsi plus d'une fois dans mes songes et que, à quelque distance qu'ils dussent m'adresser leur prière, je ne pourrais pas, tant que je vivrais, leur refuser cette immortalité que déjà, en me disant adieu, ils réclamaient de moi."

"De temps en temps, sans se retourner, Ambrucci levait un bras pour me désigner un tournant, un surplomb, un pont nouvellement reconstruit dont les pierres encore lisses avaient la fraîcheur du pain tendre mais dont l'arche et les piles donnaient aux rives du torrent presque à sec le style d'un paysage antique de Poussin. Ambrucci ne connaissait pas Poussin. Il me montrait des choses qui lui semblaient belles. Elles l'étaient. Les ingénieurs qui les avaient conçues, les manoeuvres qui les avaient exécutées les avaient voulues belles, d'abord belles. Et, parce qu'elles étaient belles, aucune autre qualité n'y manquait. Elles étaient commodes et solides par surcroît. Les meilleurs ponts, les meilleurs aqueducs, les meilleures motocyclettes sont l'oeuvre d'un peuple d'artistes, de flâneurs, de joueurs de mandoline. Je n'en suis pas surpris. Mais cela s'ignore chez les barbares, lesquels sont convaincus qu'il est raisonnable de "sacrifier la beauté au pratique", comme on disait chez moi, et vivent par conséquent à la fois dans la laideur et dans l'inconfort. Pauvres barbares si contents d'eux-mêmes ! "

"Le lit du Tibre ressemble à celui d'une noble matrone tombée un peu dans la misère, un peu dans la courtisanerie : brodé d'or et pouilleux, il s'étend au milieu d'un faste délabré, poignant. Je reconnus enfin le château Saint-Ange, qui me rappela le dernier acte de La Tosca : "Les armes ne sont pas chargées..." Elles l'étaient, pauvre type. Mario Cavaradossi continuait à mourir tous les soirs sur des scènes d'opéra devant des foules en larmes, extasiées et se mordant les lèvres : tels j'avais vu mes parents, grands amateurs d'art lyrique, à la représentation de l'oeuvre de Puccini où ils m'avaient emmené. Moi, je souffrais trop pour applaudir. Comment peut-on tuer un être humain ? C'est ce que même les années de guerre ne m'avaient pas encore fait comprendre, quand toutes les armes étaient chargées. Ma mère, en ce moment présent, sachant que j'étais à Rome, se souvenait peut-être aussi de Mario Cavaradossi et tremblait que je ne me misse à mon tour dans le cas d'être fusillé sur la terrasse de ce château Saint-Ange dont je considérais à faible distance la masse crénelée et cylindrique, imprégnée par les siècles des admirables couleurs du sang séché. On le visitait aujourd'hui comme un musée, ce qu'ignoraient ma mère et, fort heureusement, mes Zurichois. On fusillait toujours, mais en d'autres lieux, qui ne deviendraient pas des décors d'opéra."

"- Regardez cette église, dit-il. C'est dans Rome celle qui ressemble le moins à un théâtre. Un curé, homme de goût, l'a nettoyée de toute idolâtrie. Pourtant, l'on y éprouve avec intensité la présence divine. Tout en elle est véridique. Elle atteste une civilisation du marbre et du porphyre, du solide et du rare. Qu'avons-nous aujourd'hui ? Une civilisation du papier. Or, le papier plus que la pierre est difficile à réduire. On nous construit, en guise de monuments, d'infranchissables murailles de papier sans fenêtres ni portes, entre lesquelles l'homme est de plus en plus prisonnier, tandis qu'il se sent libre dans cette église de pierre.
-Mais tout cela, dis-je, ne signifie pas que j'échouerai à l'examen.
-Si, dit-il. Cet examen est une affaire de papiers. On vous a envoyé des papiers, vous remplirez des papiers, on vous délivrera des papiers, et tous ces papiers décideront de votre sort. Que manque-t-il à Pia pour épouser Paolino ? Des papiers. Pourquoi Fedele est-il infirme et mari d'une putain ? Parce qu'il n'avait pas ses papiers en règle. Le monde entier court et soupire après des papiers. Comme autrefois pour les femmes ou pour l'or, on se ruine, on se tue, on se déshonore pour des papiers. L'homme puissant n'est plus le héros, ni le thaumaturge, ni le génie, ni le monarque, ni le riche, c'est celui qui, par les papiers dont il dispose, a droit de vie et de mort sur ses semblables. L'Italie s'efforçait désespérément d'échapper à cette tyrannie implacable et futile. Elle y succombe irrésistiblement. Vous-même, par cet examen, on vous contraint à entrer dans le cycle du papier. Vous avez depuis ce matin le doigt dans l'engrenage. Je souhaite que vous en sortiez vivant.
- J'en sortirai, dis-je, parce que je m'en fiche. Avec ou sans papiers, j'ai appris à me débrouiller.
- Dieu vous entende, dit Sir Craven."

Tempo di Roma, Alexis Curvers, édité en 1957 par Robert Laffont (après avoir été refusé chez Gallimard), réédité en 1991 par Labor, collection Espace Nord.

, un endroit où seront amassées quelques glanes.