mercredi 12 mars 2014

Mes "petits anges"



Je suis une looseuse de la lecture. 
Il me faut tellement d'efforts pour digérer ce que je lis que le plus souvent l'instant de grâce se meurt avant d'être arrivée "au bout". 
Après tout, Brassens ne répondit-il pas à Püppchen, dans les premiers temps de leur rencontre : "Aujourd'hui, j'ai lu une page." ?
Parfois, selon les oeuvres, selon ma lubie du moment, me prend une soif que je ne peux étancher et je suis prête à dévorer. 
Ces phases de lecture sont des îlots dans un grand désert. Je ne sais pas pourquoi je préfère vivre la plupart du temps dans le désert. Remarquez, c'est un bon lieu de digestion.

Je profite d'une bouffée qui m'a permis d'achever, après une pause très prolongée, une lecture bien dense. Je vous exhorte aujourd'hui à lire, non pas un texte court, mais carrément un roman : Tempo di Roma. La providence me l'a mis entre les mains l'été dernier. Jimmy, un "petit type" qui vient du Nord, nous entraîne dans son exil à Rome, où il atterrit après la guerre. On le suit dans ses errances et ses rencontres. L'écriture est virtuose, puissante et lumineuse. Elle marque.
Alexis Curvers est un auteur belge du XXe dont je n'avais jamais entendu parler. Ce n'est pas tous les jours que l'on tombe sur une belle âme.

Evidemment, dans l'enveloppe du roman, ce sont plein de petits passages qui font ma nourriture. En voici seulement quatre pour peut-être vous donner envie, mais comment choisir ?

"J'avais déjà quitté dans ma courte vie bien des lieux et bien des personnes que je ne reverrais jamais. Mais je ne m'accoutumais pas aux séparations. Si je m'étais écouté, j'aurais demandé à tous ces habitants de Carpi de me conter leur histoire et de me donner régulièrement des nouvelles par la suite. Il m'arrive de m'éveiller la nuit en pleurant, pour avoir rencontré en rêve des visages dont je ne sais même plus en quelles circonstances j'ai enregistré les traits, deviné le secret, accepté le sourire ; réels cependant, et distincts, mais tous, comme des ombres, me suppliant de ne pas les oublier. Et je savais que les habitants de Carpi, dont j'ignorais absolument tout sauf les quelques regards qu'ils avaient échangés avec moi entre le soir et le matin, renaîtraient ainsi plus d'une fois dans mes songes et que, à quelque distance qu'ils dussent m'adresser leur prière, je ne pourrais pas, tant que je vivrais, leur refuser cette immortalité que déjà, en me disant adieu, ils réclamaient de moi."

"De temps en temps, sans se retourner, Ambrucci levait un bras pour me désigner un tournant, un surplomb, un pont nouvellement reconstruit dont les pierres encore lisses avaient la fraîcheur du pain tendre mais dont l'arche et les piles donnaient aux rives du torrent presque à sec le style d'un paysage antique de Poussin. Ambrucci ne connaissait pas Poussin. Il me montrait des choses qui lui semblaient belles. Elles l'étaient. Les ingénieurs qui les avaient conçues, les manoeuvres qui les avaient exécutées les avaient voulues belles, d'abord belles. Et, parce qu'elles étaient belles, aucune autre qualité n'y manquait. Elles étaient commodes et solides par surcroît. Les meilleurs ponts, les meilleurs aqueducs, les meilleures motocyclettes sont l'oeuvre d'un peuple d'artistes, de flâneurs, de joueurs de mandoline. Je n'en suis pas surpris. Mais cela s'ignore chez les barbares, lesquels sont convaincus qu'il est raisonnable de "sacrifier la beauté au pratique", comme on disait chez moi, et vivent par conséquent à la fois dans la laideur et dans l'inconfort. Pauvres barbares si contents d'eux-mêmes ! "

"Le lit du Tibre ressemble à celui d'une noble matrone tombée un peu dans la misère, un peu dans la courtisanerie : brodé d'or et pouilleux, il s'étend au milieu d'un faste délabré, poignant. Je reconnus enfin le château Saint-Ange, qui me rappela le dernier acte de La Tosca : "Les armes ne sont pas chargées..." Elles l'étaient, pauvre type. Mario Cavaradossi continuait à mourir tous les soirs sur des scènes d'opéra devant des foules en larmes, extasiées et se mordant les lèvres : tels j'avais vu mes parents, grands amateurs d'art lyrique, à la représentation de l'oeuvre de Puccini où ils m'avaient emmené. Moi, je souffrais trop pour applaudir. Comment peut-on tuer un être humain ? C'est ce que même les années de guerre ne m'avaient pas encore fait comprendre, quand toutes les armes étaient chargées. Ma mère, en ce moment présent, sachant que j'étais à Rome, se souvenait peut-être aussi de Mario Cavaradossi et tremblait que je ne me misse à mon tour dans le cas d'être fusillé sur la terrasse de ce château Saint-Ange dont je considérais à faible distance la masse crénelée et cylindrique, imprégnée par les siècles des admirables couleurs du sang séché. On le visitait aujourd'hui comme un musée, ce qu'ignoraient ma mère et, fort heureusement, mes Zurichois. On fusillait toujours, mais en d'autres lieux, qui ne deviendraient pas des décors d'opéra."

"- Regardez cette église, dit-il. C'est dans Rome celle qui ressemble le moins à un théâtre. Un curé, homme de goût, l'a nettoyée de toute idolâtrie. Pourtant, l'on y éprouve avec intensité la présence divine. Tout en elle est véridique. Elle atteste une civilisation du marbre et du porphyre, du solide et du rare. Qu'avons-nous aujourd'hui ? Une civilisation du papier. Or, le papier plus que la pierre est difficile à réduire. On nous construit, en guise de monuments, d'infranchissables murailles de papier sans fenêtres ni portes, entre lesquelles l'homme est de plus en plus prisonnier, tandis qu'il se sent libre dans cette église de pierre.
-Mais tout cela, dis-je, ne signifie pas que j'échouerai à l'examen.
-Si, dit-il. Cet examen est une affaire de papiers. On vous a envoyé des papiers, vous remplirez des papiers, on vous délivrera des papiers, et tous ces papiers décideront de votre sort. Que manque-t-il à Pia pour épouser Paolino ? Des papiers. Pourquoi Fedele est-il infirme et mari d'une putain ? Parce qu'il n'avait pas ses papiers en règle. Le monde entier court et soupire après des papiers. Comme autrefois pour les femmes ou pour l'or, on se ruine, on se tue, on se déshonore pour des papiers. L'homme puissant n'est plus le héros, ni le thaumaturge, ni le génie, ni le monarque, ni le riche, c'est celui qui, par les papiers dont il dispose, a droit de vie et de mort sur ses semblables. L'Italie s'efforçait désespérément d'échapper à cette tyrannie implacable et futile. Elle y succombe irrésistiblement. Vous-même, par cet examen, on vous contraint à entrer dans le cycle du papier. Vous avez depuis ce matin le doigt dans l'engrenage. Je souhaite que vous en sortiez vivant.
- J'en sortirai, dis-je, parce que je m'en fiche. Avec ou sans papiers, j'ai appris à me débrouiller.
- Dieu vous entende, dit Sir Craven."

Tempo di Roma, Alexis Curvers, édité en 1957 par Robert Laffont (après avoir été refusé chez Gallimard), réédité en 1991 par Labor, collection Espace Nord.

, un endroit où seront amassées quelques glanes.

5 commentaires:

  1. Des fragments plus que conséquents : des pages d'anthologie, tu veux dire. De celles qui nourrissent, nous avons déjà parlé de ces petits riens qui font plus qu'un grand tout et qui sont comme les lignes de crête, ces "fulgurances" qui nous tirent de nos abîmes.
    Après avoir vérifié la date, je comprends mieux : on est dans la compagnie d'autres voix (je pense à Gracq et à Yourcenar, mais il y en aurait d'autres et même, soyons ringarde jusqu'au bout, un certain A.France).
    Ton choix : je ne parlerai que du premier et du dernier. Le premier : mon silence en dira plus long qu'un sanglot, nous nous comprenons. Le dernier : il fait écho de façon surprenante à un texte de 1946, de Max Aub, républicain espagnol, alors interné dans un camp en Afrique du Nord (oui, chez nous !) et qui se battait pour obtenir des papiers qui lui permettraient d'être exilé vers le Mexique. Une sorte de longue satire, ou plutôt d'apologue -de fable disons-, intitulé "Manuscrit du corbeau " (manuscrito corvino), dans lequel un corbeau survole le camp et observe les comportements humains dans ces conditions extrêmes. Naturellement, il en vient à parler des "papiers", préoccupation majeure des prisonniers déshumanisés et redoutant de ne jamais sortir de là. Il raille non sans amertume un monde dans lequel l'homme croit pouvoir dire "j'ai des papiers, donc je suis". Et comme dans les fables, du tragique le discours dérive, dérape et enfle jusqu'au carnavalesque (le rire qui exorcise) quand le corbeau rappelle que lui, peut chier en volant et n'a besoin d'aucun papier pour se torcher.

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    1. Le thème des "papiers" revient plusieurs fois dans le livre (c'est un sujet qui assujettit le sujet si j'ose dire), tu imagines comme cela me touche en plein coeur...

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  2. papier-preuve, papier-monnaie, faux papier, tigre de papier... laisse parler les ptits papiers, merci Camille

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  3. Voilà un bel exposé que tu nous fais, qui donne franchement envie de franchir ce grand désert de lecture !

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